Chômeurs de longue durée : quels leviers pour accompagner vers l’emploi ?
D’un côté, 2,2 millions de personnes privées d’emploi au sens du BIT au 1er semestre 2022 selon les chiffres de l'Insee publiés mardi 17 mai, dont 700 000 depuis plus d'un an. De l’autre, des centaines de milliers d’emplois non pourvus. Pour beaucoup, l’équation est simple. Certains chômeurs ne font pas preuve d’une « recherche active » et doivent être sanctionnés et voir leurs allocations supendues.
Pour ceux-là, la réalité est plus complexe. Faible niveau de qualification, problèmes de santé, de mobilité, image de soi dégradée… Une multitude d’obstacles fait du chemin vers l’emploi un véritable parcours du combattant. Plus que de sanctions, ces hommes et ces femmes ont besoin d’un accompagnement social dans la durée ; de ressources stables pour traverser sereinement cette épreuve. De voir leurs compétences prises en compte et reconnues. Et, plus encore, que l’on porte sur eux un regard bienveillant. Une manière de s’entendre dire : on compte sur toi.
Enquête.
Le métier de ses rêves ? « Ambulancière. » Myriam, la quarantaine, prononce le mot avec regret. « C’est le métier que je faisais ! » précise cette habitante de Gerzat, une commune voisine de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Voici quatre ans, elle s’est blessée. « Du coup, je suis inapte au poste. » Peu de temps après, sa maison est partie en fumée. Puis il y a eu le décès de sa mère, la maladie de son père, atteint d’Alzheimer. « Je me suis retrouvée coincée : je ne pouvais pas chercher activement du travail, car je m’occupais de mon père. Je devais aller le voir toutes les deux heures. »
« Parfois, ce n’est pas qu’on ne veut pas travailler, c’est qu’on ne peut pas ! » s’exclame Laaziza, 43 ans, assise à côté de Myriam dans la salle à manger de “La maison”, une bâtisse d’un étage louée par le Secours Catholique à quelques pas de la mairie de Gerzat. Elle sert de lieu de rencontre aux personnes prêtes à intégrer les emplois qui seront créés dans le cadre de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) , si la candidature du territoire de Gerzat et celui des Vergnes est retenue.
Attenant à Gerzat, Les Vergnes est un quartier prioritaire politique de la ville de Clermont-Ferrand, classé dans la catégorie grande pauvreté. Gerzat, elle, connaît un taux de chômage de 10 %, supérieur de deux points à la moyenne nationale. Le Secours Catholique accompagne les personnes privées d’emploi stable comme Myriam, Laaziza, Isabelle ou Ambdi, volontaires pour occuper les postes qui pourraient être créés.
Des freins multiples au retour à l’emploi
« Personnellement, je ne peux pas accepter un travail dans un snack jusqu’à 22 heures, explique Laaziza. Avec mes enfants, je ne peux pas ! » Depuis qu’elle s’est séparée de son conjoint, cette habitante du quartier des Vergnes élève seule ses enfants. Comme beaucoup de mères, elle aimerait un travail lui permettant de les déposer à l’école le matin et d’être auprès d’eux le soir.
Camille, 17 ans, a, quant à lui, des difficultés pour rentrer de son travail. Il effectue une formation dans un restaurant-école à proximité de la gare de Clermont-Ferrand. La ligne de bus qui dessert son domicile ne fonctionne plus après la fermeture du restaurant, au-delà de 22 heures.
Plus la précarité est grande, plus les freins à l’emploi sont difficiles à surmonter, constate Odile Rosset, directrice de Carton plein. Cette structure de l’insertion par l’activité économique emploie, à Paris, des personnes qui ont vécu dans la rue et qui se confrontent à « des problèmes de logement, une méconnaissance totale du système de travail légal, une mauvaise maîtrise du français, un handicap pas toujours reconnu, des addictions, des problèmes de santé mentale, un passage en prison… »
Les conditions de travail aussi peuvent être un frein. Isabelle, 42 ans, embauche à 5 h 30 du matin pour faire le ménage dans des écoles. « C’est pas le ménage, le problème. C’est qu’il n’y a pas de contact humain. » Si certains secteurs en tension (le bâtiment, l’hôtellerie-restauration, l’aide à la personne) manquent de candidats, c’est aussi qu’ils manquent d’attractivité.
Denis, 44 ans, actuellement en formation dans la restauration à Clermont, n’est plus prêt à travailler dans le bâtiment, où il s’est usé la santé ; Christophe, 50 ans, en insertion à Carton plein à Paris, une vingtaine d’années d’expérience en cuisine, n’a plus l’énergie pour endurer le stress du coup de feu. Marie-Suzanne, 54 ans, aujourd’hui salariée de l’expérimentation Territoires zéro chômeur à Thiers, déplore la précarité du travail d’aide à domicile : « trente minutes à droite, trente minutes à gauche, et pas de salaire fixe ».
Les stigmates du chômage
Au-delà, ce qui fait beaucoup souffrir Myriam, ce sont les discours qui culpabilisent les chômeurs. « À en croire les gens, on gagne mieux sa vie au RSA qu’en travaillant, on a fait des gosses pour l’argent et on attend la prime de Noël ! » Myriam se sent jugée en permanence : « Jusqu’à la secrétaire du dentiste qui te donne pas de rendez-vous si tu as la CMU [la couverture maladie universelle] ! »
Sans travail, sans revenus suffisants, la confiance en soi, assure-t-elle, est « pourrie ». « Je peux pas me payer le coiffeur, pas m’acheter de vêtements. » Il y a quelques mois, elle sortait à peine de chez elle. « Je m’habillais plus. » Il lui est arrivé d’aller au supermarché en robe de chambre. Elle reconnaît s’être refermée sur elle-même.
Peu à peu s’installe un sentiment de honte, d’inutilité, de coûter à la collectivité. « Quand on ne travaille pas, on est sous tutelle, on dépend des aides de l’État, confie Marie-Suzanne. Avant, je ne pouvais pas parler devant les gens. Maintenant que j’ai un travail stable, je peux les regarder en face. »
Plus la période de chômage s’allonge, plus il est difficile de retrouver un travail.
Si le travail occupe une place à ce point crucial dans nos vies, c’est qu’il constitue « l’activité extérieure à nous la plus à même de nous faire nous sentir utile aux autres », souligne Pierre Kirgo, psycho-sociologue du travail, distinguant en cela le travail des tâches domestiques. En outre, « plus la période de chômage s’allonge, plus il est difficile de retrouver un travail », précise-t-il.
En dix ans, la durée d’ancienneté dans le chômage des personnes reçues par le Secours Catholique est passée de 1,6 an à 2,6 ans. La personne perd progressivement les cadres qui structurent le travail, ce qui conduit à une certaine désadaptation : difficulté à arriver à l’heure, à travailler en équipe, à respecter des règles… Et le risque s’accroît de basculer dans une précarité plus grande.
« Pour permettre le retour vers l’emploi, il faut activer simultanément quatre leviers », explique Guillaume Alméras, responsable du département économie solidaire au Secours Catholique. « Il faut un revenu qui sécurise le quotidien pour ne pas avoir à s’inquiéter chaque jour du lendemain ; une activité pour être en mouvement ; une formation, pour accéder aux emplois souhaités ou disponibles ; un accompagnement social pour régler les problèmes tels que le logement.
Sécuriser le quotidien
Face à la réforme de l’assurance-chômage, le Secours Catholique et d’autres associations de solidarité se disent inquiets. Si inciter les demandeurs d’emploi à retrouver un travail est légitime, Guillaume Alméras dénonce une politique qui « met dans l’inconfort et la précarité » les plus fragiles. Selon une étude de l’Unedic, les personnes les plus touchées par la réforme seront celles s’inscrivant au terme d’un CDD ou d’une période d’intérim. Elles toucheront en moyenne 17 % de moins.
Quant aux minimas sociaux, ils ne permettent pas de vivre décemment. Isabelle est aujourd’hui allocataire du RSA. « Je peux pas vivre, je survis. » Myriam, elle, dit s’être sentie abandonnée au moment où elle avait le plus besoin d’être soutenue. Un sentiment renforcé par l’évolution du système d’allocations sociales, qui conditionne l’aide versée à la recherche active d’un emploi.
Je peux pas vivre, je survis.
Dans le rapport « Sans contreparties. Pour un revenu minimum garanti », publié par Aequitaz et le Secours Catholique, on peut lire le témoignage de L., réveillée en pleine nuit, inquiète à l’idée qu’on lui supprime le RSA : « Demain, conseil disciplinaire RSA. Je dois leur expliquer pourquoi j’ai stoppé mon contrat d’insertion. Je ne rentre plus dans les cases. C’est une souffrance d’avoir à me justifier tout le temps. […] Il s’agissait de trier le linge, ce qui ne m’intéressait pas… Et, en plus, j’étais en conflit avec la directrice de l’association. J’ai refusé de travailler dans des conditions qui ne me convenaient pas. J’aimerais peindre ou m’occuper d’enfants ou de personnes handicapées. »
D’où la conviction portée par ce rapport : il faut garantir un revenu minimum décent sans contrepartie, qui implique de cesser « la pratique des sanctions contre les allocataires du RSA ». Une mesure d’autant plus urgente qu’un rapport publié le 13 janvier 2022 par la Cour des comptes pointe l’échec du RSA à mobiliser les personnes vers un emploi stable et à sortir les gens de la pauvreté.
Le Secours Catholique plaide pour un revenu minimum garanti de plus de 700 euros par mois pour une personne seule. Celui-ci permettrait à la France de respecter son engagement à éliminer l’extrême pauvreté d’ici 2030, pris à travers sa feuille de route pour atteindre les Objectifs de développement durable adoptée en septembre 2019.
Se remettre en activité
Parmi les solutions pour permettre aux demandeurs d’emploi de remettre un pied dans le monde du travail, les structures d’insertion par l’activité économique sont particulièrement développées. On y signe un contrat à durée déterminée, dans la limite d’une durée totale de vingt-quatre mois. L’objectif, rappelle Amaury Andriot, encadrant technique, pédagogique et social pour un chantier d’insertion de l’association Inserfac dans le Puy-de-Dôme, est de « permettre à la personne de retrouver confiance en soi ».
Et qu’à la sortie, elle ait soit un emploi, soit une formation. Une « sortie positive » en langage administratif. Amaury Andriot suit au quotidien huit salariés qui fabriquent des couteaux à l’atelier Le Thiers. Son accompagnement consiste à donner un cadre de travail clair , à faire acquérir un savoir. Il s’agit, in fine, d’offrir « un meilleur futur professionnel » aux personnes dont il a la charge.
Je ne demande pas aux candidats s’ils ont fait de la prison ou depuis combien de temps ils n’ont pas travaillé.
« Avant de “traverser la rue” pour trouver un travail, il faut préparer les gens, lever les freins », insiste Hassan Chrif à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Ce directeur d’une agence d’intérim d’insertion a conscience de ne pas proposer des métiers de rêve. Une piscine olympique se construit en face du Stade de France, sous les fenêtres de son bureau. Il fait 8°C. « Pour travailler là, il va falloir se lever à 4 heures du mat’. » Ses leviers à lui : le logement (un intérimaire sans abri peut être logé dans un foyer de jeunes travailleurs partenaire) ; l’autonomie financière (avec un salaire moyen de 1700 euros net) et le non-jugement. Il ne demande pas aux candidats « s’ils ont fait de la prison ou depuis combien de temps ils n’ont pas travaillé ».
Cependant, l’État demande aux entreprises temporaires d’insertion des taux de sorties positives de 65 % à 70 %. Ce qui peut pousser certaines structures à embaucher en priorité les personnes les moins éloignées de l’emploi.
Près de 140 000 personnes sont salariées dans des structures d’insertion. Le taux moyen d’insertion dans l’emploi à la sortie est de 37 %, (selon un rapport de la Cour des comptes de janvier 2019). Un chiffre qui cache de grandes disparités, selon Guillaume Alméras, du Secours Catholique : « Certaines structures ont des taux de retour à l’emploi de 20 %, d’autres de 80 %. Cela dépend à la fois de la performance de la structure et du territoire, qui va permettre ou non de trouver un emploi à la sortie. »
Pour Nadia de Sousa, conseillère à Pôle emploi et élue à la Mairie de Gerzat, où elle suit le projet TZCLD, si « les structures d’insertion par l’activité économique sont un pont », c’est d’abord « pour les personnes qui ne sont pas trop éloignées de l’emploi. Mais quand on n’a pas travaillé pendant dix ans, il faut autant de temps pour reprendre pied ».
Un accompagnement global
À L’Escale, un lieu d’accueil du Secours Catholique de Clermont-Ferrand,[9][field_texte_long_unik_3][und][0][format]" full_article
Personne n’est inemployable
« On dit “volontaires”, pas “candidats”, parce que les gens ne candidatent pas », prévient d’emblée Gabriel Lenot, directeur d’Actypoles, une entreprise à but d’emploi (EBE) créée à Thiers en 2017, dans le cadre de l’expérimentation TZCLD. « À Pôle emploi, on cherche à adapter les personnes aux emplois disponibles », observe Boris Surjon, chargé de mission pour Pôle emploi et responsable du comité local pour l’emploi, qui pilote l’expérimentation à Thiers. « Quand on inverse la logique, on s’aperçoit qu’il y a plus de volontaires que prévu. Avec Territoires zéro chômeur, ce sont les personnes qui nous choisissent. Elles ne sont pas obligées de prendre n’importe quel emploi. C’est une expérimentation pour accéder au droit au travail. »
Avec Territoires zéro chômeur, ce sont les personnes qui nous choisissent. Elles ne sont pas obligées de prendre n’importe quel emploi.
Rendre effectif ce droit (inscrit dans le Préambule de la Constitution de 1946 et dans la Constitution de 1958) nécessite de créer de nouveaux emplois. Car les emplois vacants ne sont pas si nombreux — la Dares en comptabilise 286 100 fin 2021. L’État verse à chaque EBE 19 000 euros par emploi créé ; les conseils départementaux, 2 850 euros. Cette somme correspond au coût annuel d’un demandeur d’emploi de longue durée et permet de payer un Smic à temps plein. Tous les emplois sont en CDI, une manière de sécuriser l’avenir.
Les emplois créés doivent être utiles au territoire et ne pas concurrencer les activités déjà existantes. Une contrainte qui a poussé plusieurs EBE à transformer les freins à l’emploi en leviers. Ainsi, à Thiers, « l’idée du garage solidaire est venue d’une salariée qui avait des difficultés à trouver un travail parce qu’elle n’avait pas de voiture », explique Gabriel Lenot.
prêtes à retourner travailler
Aujourd’hui, grâce aux conducteurs de l’EBE, des résidents d’un foyer de jeunes travailleurs peuvent se rendre à leur travail tôt le matin, quand les transports en commun ne fonctionnent pas encore. À Gerzat, Nadia de Sousa aimerait ouvrir une crèche où seraient, notamment, gardés les enfants des personnes éloignées de l’emploi.
Aujourd’hui, Myriam et Isabelle se sentent prêtes à retourner travailler. Se retrouver à plusieurs leur a permis de se remobiliser dans la durée : « Quand une commence à lâcher, une autre la retient », dit Myriam, qui se souvient que chaque femme du groupe a failli perdre courage, un moment donné. C’est notamment à cette aune-là, celle du « capital humain restauré », que Gabriel Lenot aimerait pouvoir évaluer la valeur d’Actypoles : combien de personnes qui n’étaient plus capables de travailler le sont aujourd’hui ? Combien ont retrouvé une sécurité économique ? « Si on évalue nos entreprises à l’aune d’une comptabilité qui permet de montrer que l’on crée de la valeur humaine ou environnementale de manière plus forte, alors on fera peut-être changer l’entreprise d’une manière générale. »
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